Véronique Bergen Ecrivain et philosophe

  

Lauréate 2016

 

Docteur en philosophie (thèse sur L’Ontologie de Gilles Deleuze, Université de Paris 8), auteur d’essais, de romans, de poèmes, d’articles en philosophie dans de nombreux recueils collectifs, membre du comité de rédaction de la revue Lignes.

 

Publications : 

 

Essais :
Comprendre Sartre, Max Milo, 2015.
Le Corps glorieux de la top-modèle, Lignes, 2013.
Résistances philosophiques, PUF, coll. Travaux pratiques, mars 2009.
L'Ontologie de Gilles Deleuze, Paris, L'Harmattan, 2001.
Jean Genet. Entre mythe et réalité, Editions De Boeck Université, coll. de Pierre Mertens, préface de Michel Surya, 1993 (prix Frans De Wever de l'Académie de Langue et de Littérature Françaises de Belgique).

 

Romans :
Le Cri de la poupée, Al Dante, septembre 2015.
Marilyn, naissance année zéro, Al Dante, 2014 (Prix Sad 2015, parmi les 5 finalistes du Prix Rossel 2014).
Edie. La danse d’Icare, Al Dante, 2013.
Voyage en Mylénie, Ed. Le Bord de l’eau/ La Muette, 2012.
Aujourd’hui la révolution, Fragments d’Ulrike M., Ed. Golias, 2011.
Requiem pour le roi. Mémoires de Louis II de Bavière, Ed. Le Bord de l’eau/ La Muette, 2011. Prix Bernheim 2012.
Fleuve de cendres, Denoël, 2008.
Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, Denoël, 2006, prix Felix Denayer de l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique, prix triennal de la Ville de Tournai, finaliste du Prix Wepler et du prix Rossel.
Aquarelles, Ed. Luce Wilquin, 2005.
Rhapsodies pour l’ange bleu, Ed. Luce Wilquin, 2003.  

 

Recueils de poèmes :
Griffures, La Nuit obstinée, recueil de poèmes, Maelstrom, 2013.
Parole magmatische/Paroles magmatiques, Giuliano Ladeolfi Editore, 2012.
Palimpsestes, L’Arbre à paroles, 2010.
Glissements vers l’ouvert, Maelström, 2009.
Alphabet sidéral. Dans les pas d’Anselm Kiefer, Le Cormier, 2008.
Plis du verbe, Maelström, 2006.
Voyelle, Le Cormier, 2006.
Habiter l’enfui, préface de Claire Lejeune, L’Ambedui, 2003.
L’Obsidienne rêve l’obscur, préface de Pierre-Yves Soucy, Ed. de l’Ambedui, 1998.
Encres, recueil poétique autour des peintures d'Helena Belzer, Ed. de La Lettre Volée, 1994.
Brûler le père quand l’enfant dort, La Lettre volée, 1994.
Un abécédaire spectaculaire, dessins de Gundi Falkensteiner, Poulailler éditions, 2009, livre pour enfants. 

 

Extrait du roman, Marilyn, naissance année zéro, Al Dante, 2014.

 

   Le voisin pointe son nez vérolé petits pois par-dessus la clôture. Avec ce demeuré qui lorgne les cuisses de Norma, je ne prends pas la peine d’articuler, j’aboie à crâne fendre. Le poing qu’il brandit me fait rire clarinette. Ce bouseux me distrait de ma tâche, dissuader l’orage de larguer ses boules de feu sur nos terres, lui gueuler de faire marche arrière. À moi seul, je suis les chœurs de l’Armée Rouge, je tourne sur moi-même en ellipses bifocales à la menthe, pas le temps maintenant de vous expliquer la géométrie canine. Le voisin au groin de verrat se tient face à moi, en chiquant du tabac, “dégage beefsteack scorbutique, va faire pousser ton rachitisme ailleurs”. Je ne sais pas si c’est sa bouche ou la mienne qui crache cette phrase. Je sais à quoi servent les pelles, à troutrouter la terre pour y planter des légumes et autres bestioles inutiles, j’ai peur que la bêche que le voisin fait tournoyer dans les airs décapite un petit bout de Dieu, des fois qu’il se promènerait tout près des hommes. Je n’aime pas Dieu mais s’il a un doigt en moins, Norma va en faire une maladie. “Non, monsieur, je n’aboie pas, j’intime à l’orage de déguerpir vite et bien. Si vos tympans sont fragiles, faites comme un peintre célèbre, amputez-vous d’une oreille, voire des deux, vous entendrez par la plante des pieds...”. Je vois le zigzag de la foudre me narguer. Pour l’intimider, je m’époumone à plein volume. Je vois la bêche prête à s’abattre sur moi, Tippy, ange gardien de Norma, je l’esquive d’un bond de côté de style lévrier marsupilami. Le deuxième coup a failli sectionner ma queue. J’appelle Norma à l’aide, je crie son nom à tue-tête, vite, vite, qu’elle s’enfuie de l’école et accourre me protéger. Je reprends courage. L’olibrius trempé jusqu’aux os se change en épouvantail, se plante immobile au milieu du jardin. Dommage qu’il soit si haut de taille... Sur son crâne rasé, j’aimerais lever la patte, déféquer. Mes beaux excréments attireraient les oiseaux qui viendraient picorer son cuir déchevelu.

 

   Je reprends ma danse feu de brousse. Le chauve traîne sa carcasse rouillée hors du jardin. Le tonnerre perd de sa force, encore une dernière salve de jappements suraigus couleur violette et l’orage va tourner les talons. Le dégarni revient me chercher noisette. Dans ses oreilles de chauve-souris, il a coincé des poireaux. Le long tube métallique qu’il pointe sur moi, aucune idée de ce que ça peut être. Peut-être un objectif pour me prendre en photo ou un instrument pour sécher mes poils... L’orage a passé son chemin, à l’homme j’aboie que j’ai sauvé la région, je crie “victoire, victoire”. Monsieur le tondu doit être dérangé, il cale l’extrémité de son engin sur l’épaule, le plaque contre sa joue et ferme un œil. Les borgnes font pleurer Norma, pourvu qu’il ne se crève pas une mirette avec ce tube dont il ne tire aucun son. Tippy, fais le beau, c’est sûrement le téléobjectif d’un appareil photo. Croupe relevée, gueule entrouverte, je pose comme Norma le fait devant les miroirs, j’imite ses postures, je demande à l’éborgné de ressortir son tube magique ce soir et d’y capturer ma maîtresse si belle que les hommes vont tous en crever de folie. Je bombe le poitrail, la photo de Tippy va faire la une des journaux. La main de l’homme tremble, c’est bien ma veine, on aura un cliché tout flou. 

 

   Le bruit qui sort de son engin est celui de l’orage qui revient se venger, la boule de feu qui me traverse l’épaule réveille ma mémoire, je vois ma mère au pelage roux me porter dans sa gueule. À trois pattes, je me traîne, ma mère ne doit pas être loin. Une autre boule de feu explose dans ma poitrine, plus de maman, plus de Tippy, je suis chassé du monde, je bave “Norma, Norma, ne te laisse jamais prendre en photo”, mes membres s’engourdissent, une troisième boule de feu déloge mon sang qui se met à couler sur des marguerites. Je dois m’envoler dans le ciel et chercher Norma à l’école. Elle est si petite, si fragile... Sans moi, elle va s’effondrer grand canyon, se laisser mourir de faim. Pour elle, je dois survivre. Une boule de feu plus grande que les autres percute mon cou. La dernière chose que je vois, c’est une mouche qui bourdonne dans la moustache noire de mon assassin. Le dernier jappement que j’expire sur les pétales d’une pâquerette gémit “Norma, Norma, n’oublie pas : tu vas mettre le feu à la terre”.  

 

                                                           *

 

Extrait du roman Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, Denoël, 2006.

 

   Je pleure parce qu’on a pris mes non-mots d’avant, et lorsque j’essaie de les retrouver dans mes larmes, je sais que les phrases des hommes décapitent mon ancien royaume. J’ai perdu ce que j’avais en partage avec la nuit, j’ai perdu ce que je n’avais pas, j’ai perdu ce qui n’exista qu’une fois enfui, j’ai perdu l’unité qui ne se divise pas, la saison qui les englobe toutes, j’ai perdu ce qui n’était ni froid ni chaud, ni rond ni carré, ni vivant ni mort, ni chose ni image… Ma seconde naissance fut ma première mort. 

 

   Je m’embrouille, je détricote ma tapisserie, par « j’ai perdu ce qui m’enveloppait dans mes chevaux et leurs rubans » je voulais dire que j’aurais voulu rester endormi dans les non-choses, et quand je dis « le noir qui était le plus beau des blancs dans ma geôle » je voulais dire que la lumière des hommes me torture les yeux, et quand je dis « yeux » je vois mon père, cheval et cavalier, qui m’offre des livres de prières. Et quand je dis « je dis » je me réfugie là où les hommes ne peuvent plus m’atteindre, je dis « je dis » pour arrêter tout le langage, et je crie pour qu’il cesse de rouler, pour qu’il s’endorme comme le faisaient mes chevaux. Mes chevaux mangeaient le pain que je leur donnais, mes mots non. Je pleure parce que je n’ai plus que des phrases auxquelles je ne peux accrocher aucun ruban, parce qu’elles ont fait fuir mes chevaux et mon chien. Si je vous donne trois mots habillés comme des filles, me rendrez-vous mes chevaux ? Laissez-moi sortir des phrases qui volent mon père et le vent. 

 

   Je cache des noms au creux des flammes de bougies pour qu’ils y brûlent, je les jette sous les haches des bûcherons, dans l’eau bouillante, dans les yeux des assassins. Je garde juste ma phrase à moi, celle qui a le goût de l’eau rouge quand je referme mes lèvres sur elle. Ma phrase qui me conduit au centre des choses, là où un-cheval-blanc-comme-mon-père-a-été-sera-Kaspar, là où un-Kaspar-comme-mon-père-blanc-cheval-a-été-sera… Je ne serai plus ce que je n’ai pas été car mon père était ce que j’avais oublié d’être. 

 

    Adieu les phrases, bonjour, mon père. Adieu bonjour mon phrases les père. 

 

   Des mots coupés plus beaux que des phrases entières. Pousse-toi, vilain nom, mon cheval est en dessous. 

 

   Je mange mon nom, celui que j’ai semé en cresson de jardin et que les chats ont piétiné. Je tiens mon nom entre mon index et mon pouce pour qu’il ne s’envole pas. Je ne suis pas le nom qu’on dit que je suis. Je ne suis ni ce que je pourrais être ni ce que je ne suis pas. Je ne suis pas. Suis-je le pas que personne n’a franchi ?

 

   Quand je pense « geôle », je pense « pleurs », je frappe ce mot qui ne me donne pas la chose. Depuis que le discours est là, mes non-choses ne reviennent pas. Depuis que je sais dire « depuis », j’ai été jeté dans un monde qui ne veut plus rien savoir de l’autre. Ce matin, j’ai dit au professeur que le langage n’était pas un bon cheval, que les chevaux blancs étaient la vraie parole de Kaspar. K A S P A R, mon pauvre nom sans rubans… K A S P A R, six lettres orphelines d’un cheval rien que cheval qui s’est enfui… J’ai dit au professeur « rendez-moi mes yeux et oreilles d’avant, le monde qui dansait sans rien en savoir ». J’ai dit au professeur « je savais mieux ce que j’étais quand j’ignorais ne pas le savoir ». Je lui ai dit que les choses dont je parlais étaient sur une autre rive que les choses que je visais. Je souffre parce que ces deux rives ne se rencontrent pas. Je souffre parce que je cherche le mot qui me ferait à nouveau voir dans le noir. Je souffre parce que j’ai peur de me perdre dans des mots sans choses, dans des choses sans mots. 

 

   Je préférerais porter le mot robe plutôt qu’un pantalon. Je préférerais grignoter le mot cumin que de manger de la volaille. J’aimerais dire « rouge » et que tout devienne feu. J’aimerais dire « Kaspar, Kaspar, Kaspar » et retrouver celui que j’étais dans le temps d’avant le temps. J’aimerais coller certains noms ensemble pour qu’ils flambent comme la chevelure de Madame M. J’aimerais glisser mon oreille dans le tronc des arbres pour entendre leur sève monter, leurs joies palpiter. Quand je dis « joie », je pense « oie » parce que je vois blanc et sens la neige. 

 

   Je n’ai pas osé dire au professeur que, hier, j’ai léché le chat noir pour qu’il redevienne blanc. Mais ma salive n’était pas du blanc de neige mais des pages de prière. Le chat est alors devenu Dieu, par Dieu je veux dire celui qui est entre toutes les couleurs. J’aurais aimé naître couleur, une couleur qu’on aurait déposée dans un grand bol pour la boire jour et nuit. J’aurais aimé naître dans un royaume de noms séparé du peuple des fleurs : j’aurais été le seul mot que les hommes n’auraient voulu utiliser. On peut prononcer mon nom, pas mon être.